VI
La vengeance

Bolitho posa sa plume d’oie et étira les bras. C’était le début de la soirée. Il était trop tôt pour allumer une lanterne mais il ne faisait pas assez clair pour continuer à écrire sans elle. Il parcourut des yeux la grande cabine de l’Eurotas et la revit telle qu’elle était lorsqu’ils avaient enfoncé la porte. Maintenant, le pont était débarrassé de tous les vêtements et bagages saccagés ; la pièce avait repris son aspect normal.

Il se leva et marcha vers les hautes fenêtres. Loin sur la hanche bâbord, son propre navire, le Tempest, gîtait sous l’effet d’une belle brise. Superbe. Huniers et perroquets rose pâle sous la lumière du couchant ; l’étrave soulevait des gerbes d’écume chaque fois qu’il enfonçait la crête d’une vague.

Herrick tenait le Tempest bien au vent de l’Eurotas pour prévenir toute nouvelle attaque. Si quiconque était assez stupide pour tenter pareille folie, l’escorteur laisserait porter. Alors, tout dessus, la frégate offrirait cet aspect terrifiant que Bolitho avait découvert trois jours plus tôt.

Dès que l’Eurotas avait quitté son mouillage dans la baie, le Tempest avait doublé le promontoire, exactement comme convenu avec Herrick. C’était bien la première fois que Bolitho voyait son navire prendre part à un engagement sans qu’il fût lui-même à son bord. Que sa frégate était menaçante avec ses canons pointés comme autant de grosses dents noires ! Ses basses voiles, carguées jusqu’aux vergues, révélaient, sur les hunes et contre les bastingages, des fusiliers marins en position de tir, les mousquets déjà pointés sur le bateau marchand qui progressait lentement.

Comme l’avait expliqué Herrick en arrivant à bord, il n’avait voulu prendre aucun risque. Ni le pavillon de l’Eurotas hâtivement hissé à la corne d’artimon, ni les signaux émis du pont par Swift n’étaient des preuves suffisantes. Ses meilleurs chefs de pièce avaient tiré deux boulets de douze juste le long du bord ; dès qu’il l’eut encadré par ce double coup de semonce, le Tempest hissa un signal pour lui enjoindre de mettre en panne et de recevoir des visiteurs.

Herrick avait écouté Bolitho lui relater ses exploits par le menu ; il avait vu par lui-même le chaos et le désordre, et réagi comme s’y attendait Bolitho. À peine fut-il soulagé d’avoir retrouvé son commandant sain et sauf qu’il passa sans ambages aux reproches :

— Vous auriez dû nous attendre, commandant. Il y avait trop de risques : vous faire tuer ou capturer par cette racaille.

Bolitho lui avait expliqué comment l’Américain Jenner avait trouvé un pirate caché dans la sainte-barbe, une mèche allumée à la main ; sous la contrainte, l’homme avait confessé qu’il avait reçu l’ordre de faire exploser le navire, avec tous ceux qui se trouvaient à son bord ; mais Herrick, avec son entêtement habituel, était resté sceptique.

Bolitho sourit sombrement en se remémorant d’autres efforts de Herrick pour rester intransigeant ; cela ne durait jamais longtemps.

Durant les trois jours qu’ils avaient mis à se dégager des îles pour faire route de nouveau vers Sydney, il avait bien pesé et mûri son rapport à l’attention du gouverneur et du contre-amiral Sayer.

C’est un début d’incendie dans une cale à l’avant qui avait déclenché la rébellion. Dans la confusion qui s’était ensuivie, bien compréhensible à bord d’un bâtiment à ce point chargé de civils et de prisonniers en déportation, la dunette avait été prise d’assaut par quelques passagers embarqués à Santa Cruz, où l’Eurotas avait fait escale pour se ravitailler en fruits et vins avant le long voyage par le cap Horn. Aucun doute que les mouvements de l’Eurotas avaient été épiés depuis des mois.

L’équipage n’avait pas tardé à s’apercevoir que le feu ne provenait que de bouts de chiffons huileux jetés dans une grosse marmite de fer, mais le bateau avait déjà changé de mains. Quelques prisonniers furent montés sur le pont et rejoignirent immédiatement les rangs des attaquants. D’autres, qui tentaient de protéger leurs femmes, furent tués sur place. Sous la menace d’un pistolet, le capitaine Lloyd reçut ordre de changer d’amures pour se diriger vers les îles. C’est à ce moment crucial pour les pirates, apparemment, qu’ils furent aperçus et qu’ils échangèrent des signaux de reconnaissance avec une malle postale en route pour Sydney.

Une fois en vue des îles, tout espoir s’évanouit de reprendre le bateau ou de résister de quelque façon que ce soit. Une grande goélette puissamment armée les escorta jusqu’à la baie et transborda sur l’Eurotas deux canots pleins d’hommes.

Un des marins, resté loyal, confia à Bolitho :

— Les pires scélérats qu’on ait jamais enfantés, commandant !

C’est alors que le vrai carnage commença. Une débauche de pillage et d’ivrognerie. Quelques pirates surveillaient le déchargement de la marchandise, des armes, de l’argent et de l’avitaillement ; les prisonniers abasourdis servaient de porte-faix. Pendant ce temps, les autres se déchaînaient à travers tout le navire. Plusieurs hommes furent poignardés ou bastonnés à mort, les femmes et les jeunes filles violées dans une frénésie de cruauté bestiale.

Le capitaine Lloyd, qui savait bien que tout ce carnage venait de son manque de vigilance, tenta une dernière fois de se débarrasser de ses gardes et de rallier les derniers loyalistes, mais en vain.

À partir du jour suivant, on n’eut plus de nouvelles de Lloyd ni de ses compagnons, ni même de la plupart des officiers.

Bolitho, c’était plus fort que lui, arpentait nerveusement toute la cabine quand il se rappelait les yeux de Viola décrivant ce cauchemar. Chaque heure avait apporté son lot de terreur et de désespoir. Les pirates allaient et venaient, abusant des hommes et des femmes comme des fauves ; souvent ils s’empoignaient entre eux dans une orgie de rhum et d’eau-de-vie.

Bien qu’enfermée en permanence dans l’entrepont, Viola avait acquis la certitude qu’un autre navire avait mouillé quelques heures dans la baie. Elle avait entendu le transfert des canons sur un autre bateau quand celui-ci s’était rangé le long du bord de l’Eurotas ; il était peut-être de la même taille que la goélette.

Elle était restée la plupart du temps enfermée dans l’entrepont, dans cette petite cabine qu’elle partageait avec une jeune fille déportée pour vol.

Chaque jour, la malheureuse était traînée, hurlante, hors de la cabine ; les pirates n’avaient pas touché Viola, lui réservant un sort bien pire.

Elle ne fondit en larmes qu’une seule fois, au moment de raconter à Bolitho le sac de l’Eurotas ; plus précisément, quand elle se remémora ses sentiments à la vue du Tempest qui entrait dans la baie.

L’Eurotas avait été attaqué par des indigènes hostiles. D’après ce qu’elle avait entendu dire, c’était pour répondre à une incursion menée sur une île par les gens de la goélette, qui y avaient perpétré un carnage sanglant.

Viola avait murmuré d’une voix douce :

— Je savais que c’était toi, Richard. J’avais suivi toute ta carrière, surveillé les promotions dans la Gazette. Quand j’ai vu le jeune Valentine Keen se présenter à la coupée, j’ai su que c’était ton bateau.

Elle avait également décrit comment le chef des pirates, resté à bord pour garder l’Eurotas, les avait menacés de mettre le feu aux poudres, au cas où quelqu’un ferait la moindre tentative pour avertir les visiteurs.

— Je ne pouvais rester là sans agir, Richard. Cette brute avait fait parader une poignée de passagers pour faire accroire que tout était normal. Lui et quelques autres avaient revêtu des uniformes de la marine. Et puis tous ces massacres, toutes ces horreurs !

Elle releva le menton ; l’éclat de ses yeux rendait fragile sa soudaine bravoure.

— S’il s’était agi d’un autre bateau que le tien, Richard, je n’aurais rien pu faire. Mais la montre, je savais que tu t’en souviendrais.

— C’était un risque terrible.

Elle avait souri :

— Cela en valait la peine.

Bolitho regarda la cabine. Elle y avait comparu devant le chef des pirates. Sa description était précise : un géant, avec une barbe qui lui couvrait la moitié de la poitrine. Son nom était Tuke. Un Anglais, semblait-il.

Viola avait ajouté :

— Un homme sans pitié ni scrupule d’aucune sorte. Son langage était aussi grossier que lui. Ses paroles étaient comme un viol. Il se délectait de mon impuissance, du fait que ma survie ne dépendait que de lui ; mais, en tant qu’épouse de James, je lui servais d’otage. Sinon, j’aurais rapidement subi le même sort que les autres.

Bolitho se surprit à arpenter la pièce avec une vigueur redoublée, les muscles de son estomac se contractaient comme si l’affrontement avec Tuke était imminent.

À présent, la goélette et sa conserve, s’il y en avait une, se cachaient sans doute dans la région. Les pirates devaient jubiler à la suite de leur pillage et se repaître des femmes qu’ils avaient enlevées. « Ils sont sûrement dans une ou plusieurs îles, pas très loin d’ici », pensa-t-il. La carte ne lui indiquait rien, pas plus que les deux pirates capturés, des hommes endurcis par la vie qu’ils avaient menée, abrutis par le meurtre et les épreuves. Leurs chefs s’enrichissaient à leurs dépens, grâce à leurs rapines, mais eux vivaient au jour le jour, comme des sauvages qu’ils étaient.

Ils n’avaient plié devant aucune menace. De toute façon, ils savaient qu’ils finiraient à la potence. Ils ne seraient pas torturés ; et quand même on leur passerait la corde au cou, ils auraient plus peur de Tuke que de leurs geôliers.

En comptant le malheureux nageur Haggard, tué par un requin, Bolitho avait perdu trois hommes. Un vrai miracle, après une attaque menée dans l’obscurité, contre un bateau inconnu. Les blessés seraient remis en quelques semaines. Le risque avait été amplement justifié, vu l’importance de l’enjeu.

La porte de la cabine s’ouvrit de l’extérieur sur James Raymond, en chemise propre et tunique verte ; il venait de se changer et ne gardait que très peu de stigmates de l’épreuve subie. Durant quelques secondes, son regard impassible s’attarda sur Bolitho.

Les deux hommes avaient à peu près le même âge, mais le visage de Raymond, naguère séduisant, ne se départissait jamais d’une expression renfrognée. Irascibilité, désapprobation, tout y était.

Il agissait comme si le bateau lui appartenait. À peine libéré par Bolitho de sa petite cabine, il s’était comporté comme si tous à bord avaient été à sa botte. Les deux hommes ne s’étaient pas revus depuis cinq longues années. Bolitho avait songé plus d’une fois que Raymond avait vu sa carrière prendre son essor lors de sa mission aux Indes, quand il avait trahi le gouverneur qu’il était censé conseiller.

Maintenant, tout semblait différent. Tandis que Bolitho rongeait son frein, en mer tout au long de l’année, à l’écart des événements importants, Raymond glissait vers l’opprobre. Ce dernier poste était moins important encore que celui qu’il occupait cinq ans plus tôt. Que pensait-il de tout cela ? Rien dans ses paroles ne permettait de le savoir.

— Toujours à la rédaction de votre rapport, commandant ? s’enquit-il d’un ton glacial.

— Oui, Monsieur.

Bolitho le toisa sans afficher la colère qu’il sentait gronder en lui.

— C’est plus compliqué que je ne l’imaginais.

— Vraiment ?

Raymond se dirigea vers les fenêtres et contempla la frégate.

— Cet homme, Tuke…

Bolitho se ravisa. Il ne s’était déjà que trop ouvert à Raymond.

— Avec ce seul bateau, il s’est royalement équipé, ajouta-t-il.

— Hmm.

Raymond se retourna ; son visage était à contre-jour :

— Dommage que vous vous soyez montré incapable de les capturer, lui et ses damnés mercenaires.

— En effet.

Bolitho le scruta de la tête aux pieds ; ses mains s’ouvraient et se refermaient sans cesse : Raymond était moins calme qu’il ne le prétendait. Bolitho se demanda comment son interlocuteur présenterait l’affaire lorsqu’ils arriveraient à destination. D’après ce que Bolitho avait appris, Raymond avait supplié les hommes de Tuke qu’on lui laissât la vie sauve lorsque les pirates s’étaient emparés de l’Eurotas.

Plût au ciel que Raymond n’ait pas livré des secrets d’État en échange de sa sécurité personnelle ! Les mers du Sud attiraient les pavillons d’une bonne douzaine de pays, toujours à l’affût de nouveaux marchés, de nouveaux territoires et zones d’influence.

Peut-être les autorités de Sydney en savaient-elles plus long qu’elles ne voulaient bien le dire. Bolitho l’espérait, car il n’y avait que le Tempest et le vieil Hebrus pour défendre les intérêts du roi dans ces mers immenses. Aucun nouveau défi d’importance ne pourrait être relevé.

Raymond se plaignait :

— J’ai perdu une fortune. Maudites fripouilles !

Il s’arrêta net, surpris de révéler ainsi ses pensées :

— Je veillerai à ce qu’ils soient tous pendus.

La porte s’ouvrit et Viola Raymond parut, une main contre le chambranle à cause d’un coup de roulis.

Bolitho observa la façon qu’elle avait de se tenir les épaules un peu raides. Une fois de plus, il sentit la rage bouillonner en lui ; Tuke avait appliqué la pointe brûlante d’un couteau sur sa peau nue. Il l’avait marquée. Une souffrance d’agonie !

— Qui feras-tu pendre, James ? demanda-t-elle, souverainement dédaigneuse. Serais-tu devenu un homme d’action ?

Raymond répliqua brutalement :

— En voilà assez. Ta stupidité a failli nous coûter la vie à tous. Sans toi…

— Sans sa présence d’esprit, la plupart des prisonniers et des hommes restés fidèles seraient morts brûlés vifs dans ce navire.

Bolitho se tourna vers lui :

— Peut-être auriez-vous été épargné, je ne saurais le dire. Mais quant à échanger la mort de tant de gens contre votre argent et votre gloire personnels, j’avoue que cela dépasse mon entendement.

Il détourna son regard : la haine de Raymond était aussi palpable que la compassion de Viola.

— J’ai également perdu quelques hommes de valeur. Vous êtes-vous soucié d’eux ? Savez-vous si Haggard, le jeune matelot dévoré par un requin, avait une famille, une femme qui l’attendait en Angleterre ?

Il haussa les épaules :

— Je suppose que je devrais m’être habitué à pareille indifférence, mais elle me reste toujours en travers de la gorge.

Raymond coassa avec effort :

— Un jour, commandant Bolitho, je vous ferai regretter votre insolence. Je ne suis ni aveugle ni imbécile.

Viola intervint :

— Allez-vous sur le pont, commandant ?

Elle jeta un regard du côté de son époux :

— Pour moi, j’en ai assez entendu.

Ils s’éloignèrent dans la coursive et Bolitho entendit Raymond claquer une porte avec assez de violence pour l’arracher de ses gonds. Il attendit dans l’ombre, une main sur le poignet de Viola.

— Trois jours ! s’exclama Bolitho. Je ne supporte pas de vous savoir avec lui. En vérité j’aurais mieux fait de rester à mon bord et de déléguer un lieutenant à ma place. Nous n’atteindrons pas la terre avant trois semaines au moins.

Sous ses doigts, la peau de Viola était douce et tiède. Elle le regardait de ses grands yeux :

— J’ai tant attendu, tant espéré depuis cinq ans ! Nous avons eu tort. Nous aurions dû oser. Qu’importent les conventions !

Elle lui effleura la joue :

— Je n’ai jamais oublié…

Ses dents éclataient de blancheur dans la pénombre :

— … Cette odeur de bateau et de sel qui émane de vous, surtout. Je me serais jetée dans la gueule du requin qui a tué ce pauvre matelot plutôt que de me soumettre à ce monstre de Tuke !

Bolitho entendit le carillon de la cloche, le martèlement des pieds nus sur le pont : c’était le changement de quart. Quelqu’un, Ross ou Keen, allait passer d’un instant à l’autre. Il dit :

— Prenez garde, Viola, vous vous êtes fait un cruel ennemi de votre mari.

Elle haussa les épaules :

— C’est lui qui s’est mis dans cette position. Il n’a pas levé le petit doigt pour me protéger.

Allday descendit rapidement l’échelle de l’écoutille et leur lança un bref regard. Elle lui demanda calmement :

— Vous alliez dire quelque chose, Allday.

Elle ajouta avec un sourire :

— Quelque chose vous perturbe ?

Allday se gratta la tête. Viola Raymond appartenait à un monde où il n’avait pas sa place, un monde dont il se méfiait.

— Des grains, M’dame. Je les vois s’accumuler. Mais je ne doute pas que nous puissions nous en sortir.

Bolitho le regarda s’éloigner :

— Vous lui avez cloué le bec, ce n’est pas facile.

Ils s’avancèrent, passèrent la double roue de l’appareil à gouverner et sortirent sur le large pont. L’air était plus frais que dans la cabine ; à voir les huniers, Bolitho jugea que le navire taillait de la route. Il se demanda si Herrick les regardait à la longue-vue et s’inquiétait, tout comme Allday, de ce qui se préparait.

Elle glissa une main au creux de son bras et lui dit calmement :

— Ce pont est des plus instables, n’est-ce pas ?

Elle leva les yeux vers lui : des yeux qui le défiaient, le suppliaient. Puis, se radoucissant :

— Trois semaines, avez-vous dit ?

Ses doigts lui pressaient le bras. Elle continua :

— Après si longtemps, je ne pouvais plus supporter.

Debout avec Ross sur le bord sous le vent, Keen les lorgnait à la dérobée.

— Que dites-vous de ça, monsieur Keen ? demanda le maître d’équipage. Le commandant prend autant de risques qu’au cours d’une bataille.

Il étouffa un rire :

— Il est très épris de la dame, pas de doute !

Keen s’éclaircit la gorge :

— Oui, oui, cela saute aux yeux.

Le grand Irlandais le regarda, interloqué :

— Monsieur Keen, mais vous rougissez !

Il se détourna, amusé par sa découverte, et laissa le lieutenant sur place, confus.

L’aspirant Swift hésita un moment et demanda :

— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire, Monsieur ?

Keen le fixa :

— Oui. Votre travail. Et allez au diable !

Les deux silhouettes debout près de la lisse au vent n’entendaient rien de tout cela. La férocité des corps à corps se dissolvait momentanément avec tout le passé dans le bleu profond de la mer ; quant à l’avenir, il était encore vague et imprécis.

Peut-être tout cela était-il sans espoir depuis le début. Quoi qu’il en fût, Bolitho se sentit rasséréné.

 

Le contre-amiral James Sayer avait du mal à résister au soleil éclatant qui pénétrait par les fenêtres arrière : son vaisseau amiral évitait constamment sur son ancre.

Il revenait tout juste de la résidence du gouverneur et n’avait pas encore ôté son habit. Depuis son trajet en canot jusqu’au mouillage, sa peau restée fraîche et humide sous sa chemise contrastait avec la température de sa cabine.

À travers les fenêtres d’étambot, on voyait la frégate Tempest ; la vitre épaisse, tel un brouillard, en déformait le profil. La frégate avait mouillé dès la première heure du matin et le commandant Bolitho, en réponse à son signal, était venu à bord du vaisseau amiral, porteur de son rapport écrit, offrant en outre un compte rendu verbal du pillage et des meurtres qui avaient eu lieu à bord de l’Eurotas.

Le passager de marque, James Raymond, s’était gardé de monter à bord du vaisseau amiral, préférant se rendre directement à la résidence du gouverneur.

Sayer respira lentement au souvenir de l’accueil qu’il avait reçu là-bas. En temps normal, à l’exception de rares accrochages entre le gouvernement et la marine, il s’entendait relativement bien avec le gouverneur ; cette fois, il avait été surpris de trouver le gouverneur écumant de rage.

— Si les choses ne s’étaient pas si mal passées, Sayer, cette crapule de Tuke serait réduit à merci. Il a fait main basse sur l’artillerie de l’Eurotas, et Dieu sait à quelles fins il va s’en servir. Je vais immédiatement envoyer le brick Quail en Angleterre avec mes dépêches. Il me faut des renforts. Je ne puis en même temps accueillir les prisonniers, leur trouver un hébergement, veiller à leur sécurité et garder ouvertes les routes maritimes.

Le contre-amiral Sayer, qui n’avait jamais rencontré Raymond, ne savait à quoi il devait s’attendre. Il avait entendu dire qu’il s’était élevé à son poste actuel après avoir exercé les fonctions de conseiller du gouvernement auprès de la Compagnie des Indes orientales. Pour Sayer, un poste dans les mers du Sud ne pouvait être considéré comme une promotion ; une punition, oui !

Il connaissait aussi Mathias Tuke. Comme beaucoup de ses semblables, ce dernier avait trouvé son premier embarquement à bord d’un corsaire anglais. Il lui semblait naturel d’agir à sa guise, au gré de ses intérêts, contre n’importe quel pavillon et par tous les moyens qu’il trouvait à sa disposition. Il avait bien des fois échappé à la potence, tandis que son influence et l’histoire de ses tristes exploits se répandaient sur deux océans. Il avait jadis navigué en Extrême-Orient, puis avait installé une base dans les Caraïbes, à proximité des ports espagnols d’Amérique et des routes commerciales les plus intéressantes.

Cruel, impitoyable, redouté de ses pairs eux-mêmes, Tuke avait à plus d’une reprise donné des sueurs froides à des chefs d’escadre qui se demandaient où il allait allonger son prochain coup. À présent, il était là.

Sayer avait dit :

— J’ai un rapport complet sur ce qui s’est passé à bord de l’Eurotas, Excellence. Sans la rapide initiative du commandant Bolitho et son débarquement, avec tous les risques que cela comportait, nous aurions, je le crains, tout perdu ; tout le monde à bord aurait été massacré de la plus abominable façon.

— Tout à fait.

Le gouverneur tripotait machinalement des papiers sur son vaste bureau :

— J’enrage à l’idée que le capitaine de l’Eurotas ait pu agir avec pareille légèreté ! Prendre des passagers supplémentaires à Santa Cruz, avec tant de déportés à bord et sans garde suffisante !

Il avait levé les mains en signe de désespoir :

— Enfin, il a payé cher son erreur, pauvre diable !

Sayer n’avait pipé mot. Depuis quelque temps, des capitaines de bateaux affrétés par l’État arrondissaient leurs revenus en embarquant des passagers surnuméraires qui acceptaient de payer de fortes sommes pour voyager sur le tillac. Cela avait permis à plus d’un commandant de se retirer, fortune faite. Mais tel ne serait pas le sort du commandant Lloyd de l’Eurotas.

— Cela me met dans une situation intenable !

Malgré la chaleur accablante, le gouverneur ne cessait d’arpenter la salle.

— M. Raymond a une tâche importante à accomplir aux îles Levu. Tout était au point. Mais à présent, avec l’Eurotas pratiquement désarmé, privé d’équipage et d’officiers compétents, je n’ose l’autoriser à poursuivre sans renfort.

De nouveau, Sayer resta muet. L’archipel des Levu, qui jouxte les îles des Amis où Tuke s’était emparé de l’Eurotas, était depuis des mois l’objet de toutes les convoitises, pratiquement depuis la fondation de la colonie de la Nouvelle-Galles du Sud. Les chefs locaux étaient totalement dépourvus d’hostilité, ouverts au troc. Ils se détestaient entre eux, mais ce n’était pas plus mal. L’île principale possédait un mouillage sûr, avec de l’eau douce et du bois en abondance. L’archipel, ou certaines de ses îles, avaient été revendiqués successivement par tous les commandants qui y avaient relâché pour s’approvisionner en eau et en nourriture ; chacun s’empressait d’y planter le pavillon de son pays.

À présent que les relations entre l’Angleterre et Sa Majesté Très Catholique d’Espagne allaient une fois de plus se détériorant, le groupe d’îles représentait non seulement des possibilités élargies de commerce et d’influence locale, mais aussi une base stratégique indispensable. Sydney se développait, et l’arrière-pays de la jeune colonie s’élargissait de mois en mois ; il fallait protéger les routes commerciales nouvellement ouvertes et les escales d’avitaillement, constituer une zone de sécurité aux flancs mêmes de la colonie. Les îles Levu pourraient ainsi servir de base aux navires de guerre qui patrouillaient les routes de l’Amérique du Sud et du cap Horn.

Sayer ne voyait pas du tout à quel titre Raymond pourrait s’installer là-bas ; il était trop amolli par le confort auquel il croyait avoir droit. La dureté de ses sentiments venait de son cœur, non de son corps. Fixant Sayer, il avait dit :

— Oui, il me faut une escorte.

Et il avait ajouté :

— Vous commandez l’escadre ici, non ?

Sayer était habitué à ce ton accusateur qui cependant ne laissait pas de l’indigner.

— Vous allez m’arranger ça.

— J’ai quelques goélettes, quelques cotres armés et le brick Quail.

Il avait fait un geste vers les fenêtres :

— A présent, j’ai le Tempest. Et, Dieu merci, un commandant d’expérience, assez audacieux pour s’en servir à bon escient.

Sayer avait surpris un échange de regards aigus. Ils venaient certainement de parler de Bolitho ; un étrange malaise s’installa, probablement dû à la crainte que le supérieur de Bolitho ne commît une indiscrétion.

Le gouverneur avait ajoute :

— Vous enverrez le Tempest. Je vais tout de suite rédiger des ordres à son intention. J’ai aussi donné des instructions pour que l’Eurotas soit réarmé avec tous les moyens dont nous disposons. Bien sûr, cela ne lui rendra ni ses canons ni l’argent qui a disparu, avait-il conclu amèrement.

Raymond s’était excusé et rendu dans une autre aile de la résidence, où il logeait avec sa femme. Sayer ne l’avait pas entendu exprimer la moindre gratitude pour le fait de se trouver encore en vie, ni un mot de compassion à l’égard des moins chanceux. L’incident semblait rayé de son esprit.

Dès qu’il fut seul avec le gouverneur, Sayer encaissa un second choc.

— Je puis vous assurer, Sayer, que si Bolitho n’avait pas repris l’Eurotas, prouvé sa bravoure de la plus éclatante façon et sauvé bon nombre de vies humaines, je vous aurais donné l’ordre de le faire passer en conseil de guerre.

Sayer était interloqué :

— Je proteste, Excellence ! Je connais ses états de service ; Bolitho est, à tous égards, un excellent officier, comme jadis son père.

— Et son frère ?

Le gouverneur était glacial :

— Selon Raymond, le frère de Bolitho a trahi durant la guerre. Un renégat !

Il leva la main :

— Ceci est peut-être injuste de ma part, Sayer… Mais oui, je suis injuste. Je suis débordé de travail, assailli par maintes disputes dans la colonie, asphyxié par l’incompétence de mes administrateurs. Maintenant ceci. James Raymond est quelqu’un à Londres ; il a l’oreille du premier ministre, et probablement celle du roi lui-même ; il accuse Bolitho d’avoir une liaison avec sa femme.

C’était donc cela ! pensa Sayer. Mais quelque chose lui avait mis la puce à l’oreille. Quatre ou cinq ans plus tôt, Bolitho, qui commandait la frégate l’Undine, avait appuyé la création d’une nouvelle possession à Bornéo. Le gouverneur nommé dans ce trou perdu était un amiral en retraite. Les gens jasèrent : on avait parlé d’une idylle entre la femme d’un haut fonctionnaire du gouvernement et un jeune commandant de frégate.

Le gouverneur avait ajouté sèchement :

— Je lis sur votre visage, Sayer, que vous aviez eu vent de quelque chose.

— Rien de précis, Excellence. Il y a longtemps… Des ragots.

— Admettons. Mais l’ironie du sort les réunit de nouveau, et les choses ont changé. Si Bolitho est toujours simple capitaine de frégate, en revanche l’influence de Raymond s’est accrue ; on ne peut pas en dire autant de sa bienveillance. Tâchez de vous mettre à ma place. Je ne puis me permettre d’accumuler davantage de soucis. J’enverrai dans mon courrier à Londres une requête à cette fin de faire relever le Tempest. Je ne pousserai pas le cynisme jusqu’à faire casser son commandant.

Le gouverneur avait plus ou moins avoué son antipathie pour Raymond. Tant mieux, songea Sayer.

À présent, de retour dans sa cabine, Sayer ne savait comment affronter Bolitho ; c’était un bon officier et un homme de valeur. Sayer avait en revanche des responsabilités à assumer. Une fois de plus, la hiérarchie décidait.

Le capitaine de pavillon de l’Hebrus passa la tête dans l’encadrement de la porte :

— La guigue du Tempest approche, Monsieur.

— Très bien. Accueillez le commandant Bolitho et accompagnez-le jusqu’ici.

Il se tourna vers les fenêtres. Mme Raymond ? Une beauté, à ce qu’on racontait. Elle n’était venue ici que pour accompagner son mari. Il la voyait mal s’adapter à la société de Sydney : des hauts fonctionnaires, des officiers, leurs épouses et leurs concubines. Sayer avait eu une vie mondaine plus active en Cornouailles qu’ici. Ce milieu ne convenait guère à une femme de qualité.

Il entendit un bruit de pas et les trilles du sifflet du maître d’équipage : la garde d’honneur accueillait le commandant en visite. Sayer fit face à la porte. Sans trop savoir pourquoi, il se préparait à un rude affrontement.

Bolitho entra, portant la même tenue que le matin. En grand uniforme, avec son bicorne à galon d’or sous le bras, il devait faire des ravages dans les cœurs. Il était bronzé et ses cheveux noirs, dont une mèche rebelle lui tombait sur l’œil, brillaient au soleil comme une aile de corbeau. Il s’était libéré des appréhensions qui le rongeaient lors de son arrivée à Sydney, et que Sayer avait remarquées.

— Asseyez-vous, Richard !

Sayer le dévisagea, embarrassé :

— Je viens de m’entretenir plusieurs heures avec le gouverneur. Je suis mort de fatigue.

— J’en suis navré, Monsieur. J’espère que votre visite a été fructueuse.

— Fructueuse ?

Le commodore le regarda d’un air renfrogné :

— J’ai cru que le gouverneur allait avoir une attaque.

Ouvrant brusquement une glacière suspendue, il y prit une bouteille et des verres.

— Morbleu, Richard, qu’est-ce que c’est que cette histoire avec la femme de Raymond ?

Il se retourna si vivement qu’il renversa du vin sur ses chaussures.

— Si ce qu’on dit est vrai, vous allez au-devant des ennuis.

Bolitho prit le verre tendu et se donna le temps de la réflexion.

C’était à prévoir. Inévitable, après ce qui s’était passé. Mais pourquoi cette surprise ? Il répondit :

— Je ne sais pas ce qu’on dit, Monsieur.

— Peste ! Richard, ne jouez pas sur les mots ! Nous sommes entre marins. Je sais comment ces choses-là arrivent. Bon Dieu, après votre victoire et cet extraordinaire sauvetage, n’importe quelle femme de Sydney, je pense, vous tomberait dans les bras !

Bolitho posa son verre :

— Viola Raymond n’est pas une fille de joie, Monsieur. Je l’ai rencontrée il y a cinq ans. J’ai pensé que c’était fini, mais cela ne faisait que commencer. Elle est mal mariée, avec un individu vaniteux, arrogant et dangereux.

Il pouvait presque entendre le ton monocorde de sa propre voix ; comme s’il avait été spectateur de la scène.

— Mon seul regret, c’est d’avoir perdu tant d’années. Lorsqu’elle sera de retour en Angleterre, elle quittera Londres. Et elle attendra mon retour.

Il leva les yeux et ajouta d’une voix tranquille :

— Je suis très amoureux d’elle.

Sayer le regarda gravement. La déclaration le stupéfiait, mais il était touché par la sincérité de Bolitho et son désir de lui confier ses espoirs :

— Le gouverneur envoie ses dépêches en Angleterre ce soir par le Quail. Il demande que le Tempest soit rappelé en Europe. Vous le souhaitez, vous aussi, pour d’autres raisons sans doute. Cependant, cela prendra des mois avant que ces courriers n’arrivent à destination ; après quoi il faudra attendre la réponse. D’ici là, tout peut arriver.

— Je le sais, Monsieur. Merci de m’avoir averti.

Une insigne faveur, de la part de Sayer, que de lui révéler ainsi les projets du gouverneur ; s’il le voulait, Bolitho pouvait à présent envoyer son propre rapport et ses lettres par le même brick. Il manquait d’influence, mais pas d’amis. Sayer s’exposait pour lui rendre service. Et cela le touchait.

Sayer reprit d’un air las :

— Je connais très peu James Raymond, mais ce que j’ai vu de lui m’est franchement antipathique.

— Nous sommes en route de collision, Monsieur, c’est indéniable.

Bolitho imaginait les yeux de Viola, sa peau, la caresse de ses longs cheveux couleur d’automne.

— Elle attendra mon retour en Angleterre.

— Elle ne part pas pour l’Angleterre, Richard.

Sayer souffrait de ses propres paroles :

— Elle va suivre son mari dans l’archipel Levu.

Il se leva d’un bond et poursuivit :

— Croyez-moi, elle n’a pas le choix. Le gouverneur apporte toute son assistance et tout son appui à Raymond ; vous aurez beau plaider, vous aurez beau payer, rien ne la fera monter à bord du Quail pour rentrer en Angleterre.

Bolitho le fixa :

— Alors elle restera à Sydney, jusqu’à…

— Vous croyez vraiment que cela vaudra mieux ?

Sayer détourna les yeux :

— Combien seront ravis de se moquer d’elle ? Chacun ici est à l’affût du scandale ; les ragots font le lit de la jalousie et de la mesquinerie.

Bolitho avait peine à croire que Raymond en fût arrivé là. Mais plus il y réfléchissait, plus cela lui paraissait plausible. Si Raymond ne parvenait pas à les séparer, il se débrouillerait pour qu’elle soit prise au piège.

— Les mers du Sud, Monsieur, insista Bolitho. Combien de temps une femme peut-elle survivre dans ces îles ? Ici, les conditions de vie sont dures, mais c’est un paradis à côté de ces îles primitives. Elle a déjà vécu dans un comptoir, mais aucun homme digne de ce nom n’en demanderait autant à une femme, surtout une femme comme Viola.

— Je sais.

Sayer le regarda tristement :

— Mais Raymond est un obstiné. Et puis il aura à sa disposition quelques forçats : ce sera une façon d’occuper l’île et de rassurer l’opinion en attendant des arrangements plus convenables.

Bolitho s’appuya au dossier de sa chaise, les yeux dans le vague.

Au cours de cette troisième nuit à bord de l’Eurotas, il était allé rejoindre Viola dans la grande cabine qu’elle partageait avec la fille qu’elle avait prise sous sa protection. La malheureuse savait à peine parler, mais elle aurait fait n’importe quoi pour Viola. Dès qu’un homme faisait mine de l’approcher, elle cédait à la panique.

On avait donné une cabine séparée à Raymond, comme lors de leur voyage à bord du navire de Bolitho. Mais cette fois-ci, c’était différent.

Le désespoir, le désir, le soulagement infini de s’être retrouvés les avaient poussés à jeter toute précaution par-dessus les moulins.

C’était sa voix à elle qu’il croyait encore entendre, non celle de Sayer : « Nous sommes sur un bateau-fantôme, Richard chéri. Nous sommes seuls. J’ai tellement envie de toi que j’en ai honte. Je te désire au point que tu ne me reconnaîtras pas, je le crains. »

Il se calma un peu quand Sayer reprit la parole :

— Vous allez recevoir l’ordre d’escorter l’Eurotas jusqu’au groupe des Levu.

La souffrance de Bolitho se lisait dans ses yeux et Sayer imagina ce qu’il aurait ressenti à sa place : assurer la sécurité d’une femme que l’on aime sans pouvoir la posséder !

— Le gouverneur n’a pas d’autre force disponible et Tuke pourrait être tenté d’attaquer de nouveau.

Bolitho ajouta entre ses dents :

— Je le tuerai.

Sayer détourna son regard. De qui parlait-il ? De Tuke ou de Raymond ? Bolitho semblait calme. Trop calme :

— De combien de temps disposons-nous, Monsieur ?

— Quelques jours. Avec les orages de saison de plus en plus fréquents et le retard causé par tous ces contretemps, nous sommes talonnés par l’urgence…

Et il ajouta soudain :

— Une chose encore, Richard. Vous n’êtes pas autorisé à la voir à Sydney.

Il vit que Bolitho allait protester :

— Vous me ferez le plaisir de rester à votre bord jusqu’à votre appareillage, sauf obligation de service.

Bolitho se leva :

— Je comprends.

— Bien. Je ne vous ferai pas l’injure d’une leçon de morale. Avec le temps, les blessures se cicatrisent. Vous aurez besoin de toutes vos ressources. Tuke est un pirate sanguinaire et certes pas un héros, comme le voudrait sa légende. Je subodore qu’il est ici pour offrir ses services, c’est pourquoi il arme et avitaille ses vaisseaux à nos dépens. Il cherche peut-être une respectabilité de façade, une lettre de marque : il accéderait ainsi au statut de corsaire et cesserait d’être pourchassé. C’est courant.

Il continua, plus bas :

— Et vous aurez Raymond sur le dos, toujours à l’affût d’une erreur de votre part.

— Les Français comme les Espagnols se sont longtemps intéressés à ces mers, mais sans grand succès.

Bolitho se sentait la tête aussi vide que le cœur. Pas la moindre étincelle d’excitation ne jaillissait en lui à l’idée de cette mission nouvelle : faire mordre la poussière à Tuke.

Sayer acquiesça d’un hochement de tête :

— Nos dernières dépêches parlent de famine et d’émeutes en France, même à Paris. Ainsi, le roi n’aura pas le temps de nous lancer ne fût-ce qu’un regard. Mais l’Espagne ?

Il haussa les épaules :

— Quel que soit le pavillon sous lequel il navigue, je veux le capturer et le pendre avant que la contagion ne fasse de ravages. Mais il y a une bonne chose, malgré tout, c’est la disparition de cette Bounty. Elle a dû couler bas, cela ne m’étonnerait pas. Un souci de moins.

— Commandant ?

Bolitho le regardait d’un air vague. Sayer traversa la cabine et lui saisit le bras :

— Qu’importe, vous étiez à des lieues d’ici. Mais courage ! Pensez à la Cornouailles. Faites votre devoir, le reste suivra.

— A vos ordres, commandant, répondit Bolitho.

Depuis quelques minutes, il était justement en train de penser à la Cornouailles, à sa grande maison grise de Falmouth. Viola se plairait là-bas, tous l’aimeraient comme ils avaient jadis aimé sa mère et les épouses des capitaines qui venaient sur la jetée attendre, certaines en vain, le retour des navires.

Mais il venait de baisser sa garde et de trahir la seule personne qui l’aimât sincèrement. Il avait suscité la haine et la jalousie de Raymond ; il le poussait à tout risquer, jusqu’à la vie de Viola.

— J’aimerais retourner à mon bord, commandant.

Sayer le regarda.

— Bien. Si j’ai du nouveau, je vous le ferai savoir. On engage de nouvelles recrues pour l’Eurotas, procurez-moi un officier pour en prendre le commandement. Je dis bien un officier, Richard, insista-t-il. Quant à vous, restez à bord de votre navire. Une fois établi aux îles Levu, l’Eurotas nous servira de cantonnement. Nous pourrons le confier à un subalterne en attendant que je puisse vous envoyer la relève. Assurez d’abord la sécurité, puis prenez les dispositions que vous jugerez nécessaires.

Bolitho lui serra la main :

— Merci, commandant. Merci de votre tact. J’en connais plus d’un qui n’aurait pas pris de gants.

— C’est vrai, répondit Sayer avec un sourire. Mais n’oubliez pas ce que je vous ai dit : je ne pourrai rien pour vous si vous cherchez noise à Raymond. Il est homme à se trouver des boucs émissaires avant même d’agir. Je n’aimerais pas jouer ce rôle, et je ne vous le souhaite pour rien au monde.

Bolitho sortit sur l’embelle et salua sur la dunette le capitaine de pavillon de l’Hebrus.

Une détonation assourdie retentit dans le lointain.

— Nous voilà débarrassés des deux pirates que vous avez capturés, commenta sobrement l’autre commandant. Ils ne perdent pas de temps en procès pour de telles charognes.

Le coup de canon venait de donner le signal de l’exécution ; les échos de la détonation résonnaient encore dans le port quand Bolitho descendit dans la guigue où Allday l’attendait, impatient :

— A la jetée, commandant ?

Bolitho regarda au loin la foule venue voir les deux hommes gigoter au bout de leurs cordes.

Viola n’était pas loin.

— Non, Allday. Au navire.

— Débordez ! aboya le patron d’embarcation. Hors les avirons !

Et il constata par-devers lui : « Tiens, tiens ! Il y a un gros imprévu. »

— Suivez le chef de nage !

Il plissa les yeux pour observer le transport mouillé de l’autre côté de la baie ; il se souvenait des cris, de la frénésie du corps à corps, des morts.

« Qu’est-ce que ces fichus abrutis connaissent de tout cela ? » Regardant devant lui les épaules de Bolitho, il observa la façon dont son commandant serrait la garde de sa vieille épée ternie.

Naguère, Allday avait été soulagé de voir Viola Raymond séparée de Bolitho, ayant prévu ce qui risquait d’arriver, et qui arrivait en effet à présent. Mais, une fois engagé, Allday allait jusqu’au bout, comme dans un combat. Il lui fallait y réfléchir ; et quand l’occasion se présenterait, il glisserait une remarque appropriée.

Bolitho regardait les mouvements des avirons, les visages impassibles des nageurs. Tous savaient. Certains se montraient ironiques, d’autres compatissants. Mais tous attendaient avec impatience la suite des événements. Surtout Allday, songea-t-il.

La barre du gouvernail grinça. Allday manœuvrait de façon à passer sur l’arrière d’une goélette hollandaise.

Il devinait presque les pensées du maître d’embarcation : toute sa loyauté, son courage, son audace ne lui serviraient à rien cette fois-ci.

La garde d’honneur était rassemblée à la coupée : le bleu et le blanc des uniformes des officiers, le pourpre des fusiliers marins de Prideaux. « Le commandant monte à bord. »

Il redressa les épaules et observa son navire. Un simple escorteur, mais c’était mieux que rien. Bolitho gardait espoir : sa détermination, comme celle d’Allday, était plus forte que jamais.

 

Mutinerie à bord
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